les lecons de l’irréel

vendredi 24 mars 2006 00:32 par JPJ    

Il y a quelque chose d'irréel dans le paysage qui au fil des jours se compose ou se décompose sous nos yeux, irréel mais pas moins inquiétant. Ce contrat première embauche, sorti de nulle part, est accusé par les uns de fragiliser des emplois qui existent alors que pour les autres il aurait dû permettre l'émergence en douceur
d'emplois qui n'existent pas. La polémique, allègrement relayée par certains qui depuis longtemps ne craignent plus rien, a relancé les images les plus éculées de la caricature sociale. Elle semble, finalement, avoir ré-enclenché l'engrenage de la méfiance. Comme les trente-cinq heures avaient fait naître un esprit d'épicier pour tout ce qui touche à la comptabilisation du temps de travail, cette loi du CPE, ou du moins les remous qu'elle provoque, a réinstallé les procès d'Intention. L'employé, jeune de surcroît, est forcément angélique; le patron nécessairement diabolique. On est bien loin de l'enthousiasme qui construit ou, simplement, du respect qui permet de vivre ensemble. Au point que plus personne n'ose véritablement exprimer des posi­tions qui ne soient pas radicalement tranchées, Laurence Parisot la patronne du Medef en fait la difficile expérience.

Irréels aussi ces chiffres sans cesse assénés. Sur le nombre de facs bloquées ou perturbées, sur le nombre de lycées contaminés, sur le nombre de manifestants bien sûr. 503 600 personnes nous annonçait-on sans rire samedi soir du côté de la police. Comme si la simple addition des approximations locales pouvait donner une exactitude nationale ! Allez, 1 million et demi bon poids répondaient avec la même outrecuidance les syndicats. Faites donc votre moyenne vous-même.

Irréelle encore cette imperméabilité affichée par le Premier Ministre. Regardez-le s'asseoir mardi après-midi dans une ANPE de la région parisienne: fringant, pas une cerne sous les yeux, pas un signe de fatigue. Une aisance qui déconcerte comme un bluff fantastique. Une chevauchée qui rappelle celle de l'ONU au moment de la guerre contre l'Irak, semblant se nourrir de l'adversité générale pour construire à la fois son personnage et sa solitude. 2006 aurait pu être une année d'avancées, avant la pause démocratique et nécessaire pour les élections de 2007 ; elle risque de n'être qu'une année de répétition de vieilles habitudes.

Irréel enfin, et dans un tout autre domaine, le sentiment que nous avons ressenti lorsque nous avons appris lundi matin, à La Semaine, la mort de Jean-Louis Bouvret. II rédigeait chaque semaine la chronique littéraire de notre hebdomadaire. Sa copie manuscrite, impeccable alignement de mots et de lignes était sur le bureau. Elle attendait d'être saisie pour se couler dans le moule informatique et prendre ensuite possession de la colonne qui, depuis le premier numéro lui était réservée. Saisis... c'est nous qui l'avons été... Saisis en lisant ses dernières phrases sur la mort, ses derniers mots sur la vie qui vaut d'être vécue.